Qu'est-ce qu'une vie bonne ?

Perso, je ne comprends rien à la vie. J’avais tout bien noté pourtant, à l'âge de 20 ans, je savais par cœur que le monde n'était qu'un gros mensonge. Mais la vie... pour en déchiffrer le sens, une vie ne suffit pas. Aujourd’hui, je ne perçois qu'un petit rayon de lumière. Non, je me dis, nous ne mourrons pas pour être soulagés d’une vie aussi médiocre que futile. Nous sommes condamnés dès le berceau pour que nous sachions prendre la mesure du privilège que c’est de vivre, vivre, VIVRE ! Mais des fois, on a beau écrire en majuscules, on n'a plus la foi, on n'y croit plus, on pratique la méthode Coué. Puis on croise un sourire. Il y a une heure, non, c'était impossible de l'imaginer. Un sourire qui éclaire tout. L’amour ayant la propriété de dérégler nos sens, on voit soudain dans l’obscurité, les ombres s’envolent, tout nous semble flou sans les yeux de celle ou celui qui nous sourit. Elle me parle, je suis un colosse. Il me regarde, le ciel à ma portée enfin, je caresse les nuages. Mais en même temps ça n’est pas aussi aérien, non, désarmé, craintif, je suis un ver de terre, un hérisson, je suis un poulpe ! Dans la pièce de Tchekhov, Nina est une mouette. Moi je suis un poulpe. Le plus petit, le plus fragile, celui qui se cache derrière un brouillard d’encre.

Hier matin je n’avais vraiment pas le cœur à rire. En traversant la 23ème rue un chat s’est écrasé sous un taxi de la Yellow Cab Company. Alors forcément, j'aurais pu lâcher la fameuse réplique « Le petit chat est mort », mais non, j'ai pensé tout au contraire qu'il n'était pas mort, qu’il avait dû renaître dans tous les autres chats. Bientôt, au coin de l'avenue Madison, je retrouvais son poil roux, sa langue toute râpeuse sur mes doigts ; un chat que je connaissais d’avant mais il n’était plus le même. La mort, même du plus petit être, réclame une respiration. L'occasion de s'étendre sur le paysage. Enfin, quand je disais tout à l'heure que j'étais un poulpe, c’était façon de parler, je fais aussi bien semblant d'écrire que je fais semblant de vivre. Je sais que je n'habite pas New York. Je sais que le boulevard Rabateau n'est pas la 23ème rue. Je sais que le Parc Borély n'est pas le Madison Square. Je sais que Marseille n'est pas une ville de rêve. Bien sûr, j'en ai conscience. Rêver ? Rien d’immoral tant que ça reste un loisir. Le danger quand on refuse le jeu conventionnel, c’est la continuité. On quitte son lit un matin en n’ayant qu’une chaussette, à chaque pas, une déception ; le pied de la table basse sur la cheville, la cheville dénudée évidemment, juste là, à se rouler par terre : on heurte la réalité même. Il arrive qu'on rencontre des obstacles plus mous. Quand je me cogne à une fille et que son regard, pour ne parler que de son regard, veut pénétrer en moi, je suis touché de la voir rester femme : un mélange de refus et de consentement. Elle, elle me sourit en faisant mine de ne pas sourire ; moi je lui souris pour de bon. Elle, elle se dit : j'aime bien ce garçon. Je l'aime bien parce qu'il sait m'attendre – je filtre les rues, je filtre les âmes –, à n'importe quelle heure de la nuit il me parle, ses rêves me font signe. Evidemment son corps n'est pas là. Et vivre avec l'esprit d'un garçon, c'est trop peu.

Idéaliste ? Quoi, idéaliste ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Tendre à la perfection au risque d'en perdre la tête ? Si c'est ça, nous la perdons tous un jour ou l'autre. Trop de questions sans réponse. Pourquoi les bateaux-mouches ne volent pas ; pourquoi la Trompette-des-morts est classé champignon comestible ; pourquoi les Républiques accouchent des Empires, les Empires, des Républiques ; pourquoi à l'école les sciences-naturelles nous enseignent l'amour, et, l'heure suivante, le catéchisme que Marie a fait seule son petit ??? Plus ça va plus je me dis que je dois me faire à cette idée, la seule quasi certaine, qu'il me faudra aimer sans être aimé. Car je suis comme tous les autres. Pour me tirer de ma vie sans sourire, elle devra me mentir. Si je suis quelconque, me dire que je suis mignon. Si je suis laid, me dire que je suis beau. Si je suis lâche, me dire que je suis le courage. Si je suis pingre, la générosité. Le problème est que nous n'aimons pas la vie pour elle-même. Le problème est qu'il faut mentir pour vivre. Et moi, c'est bête à dire, je hais le mensonge : j'aime la vie. Et si à 60, à 80, à 100 ans, je serais capable encore de crier cela, eh bien j'aurais réussi ma vie.